En Inde, la candidature des intouchables à la présidence ne change pas « l’équilibre des pouvoirs actuels »

Recueilli par Capucine Camin, le 23/06/2017 Journal La Croix
Joël Cabalion, maître de conférences en sociologie et anthropologie à l’Université de Tours, commente la désignation de deux candidats, issus de la caste des intouchables, pour l’élection présidentielle en Inde.
 
La Croix : Que signifie la présence de deux intouchables parmi les candidats pour l’élection présidentielle en Inde ?
Joël Cabalion : La situation n’est pas complètement inédite : il y a déjà eu un président dalit (de caste anciennement considérée comme intouchable dans le système des castes), Kocheril Raman Narayanan, en Inde entre 1997 et 2002. Ce dernier s’était montré très critique du BJP et avait été particulièrement affecté à la fin de son mandat en 2002 lors des émeutes antimusulmanes au Gujarat.
Les nominations de deux intouchables pour l’élection présidentielle sont importantes même si elles sont essentiellement symboliques. Théoriquement si le président indien est chef de l’état et contrôle les armées, son pouvoir exécutif n’existe pas et il s’efface en pratique devant les décisions du premier ministre.
Il est surtout le garant de la constitution, ce qui compte beaucoup ici car celle-ci a historiquement été rédigée par Bhimrao Ambedkar, un autre dalit réputé et leader historique opposé à Gandhi à l’époque de l’Indépendance.
Les élections présidentielles sont supposées incarner quelque chose au-dessus des partis. Le fait que le Parti du Congrès décide de nommer Meira Kumar est symbolique à au moins trois égards : elle était déjà la première femme présidente de la Lok Sabha indienne, plusieurs fois députée et ministre dans le gouvernement de Manmohan Singh (l’ancien premier ministre du Parti du Congrès) et d’une famille politique très connue (son père Jagjivan Ram avait été vice premier ministre).
Idem pour Ram Nath Kovind qui est également dalit et a été longtemps gouverneur, équivalent régional de la position de président au niveau des États, c’est-à-dire une position constitutionnellement au-dessus des partis.
La nomination de deux dalits est un donc un signal politique envoyé à leurs communautés par les deux principaux partis qui semblent un peu rivaliser dans le castéisme si on était mauvaise langue. Cependant, cela ne change pas la donne ou l’équilibre des pouvoirs actuels.
C’est assez clairement en revanche une façon de parler à des groupes sociaux qui ont pu récemment se sentir fortement stigmatisés et ont été agressés. Le pays est secoué par des mobilisations aussi bien nationalistes que dalits depuis l’interdiction de tuer une vache jusqu’à la récente remise en cause de l’exportation de la viande bovine.
Cette interdiction, récurrente lorsque le BJP est au pouvoir dans différents états, impacte particulièrement les musulmans et les dalits qui s’occupent de l’abattage et de la commercialisation de cette filière.
Il est par ailleurs important de noter que ce n’est pas un musulman qui a été désigné comme candidat par les partis. Les nationalistes hindous au pouvoir, issus du parti BJP, ont préféré nommer un dalit de leur rang, Ram Nath Kovind. Celui-ci ne conteste pas le nationalisme hindou, ce qui n’est pas le cas de tous les dalits.
La situation des intouchables s’est-elle améliorée en Inde ces dernières décennies ?
J.C : Après des décennies de mouvements sociaux et culturels dalits très forts avant et pendant les luttes contre la tutelle coloniale, puis graduellement en partie grâce à la discrimination positive ou aux campagnes d’alphabétisation, une fraction non négligeable de dalits a accédé à de meilleures conditions de vie.
Cela les a mené à occuper des postes à plus haute responsabilité, dans la fonction publique, l’enseignement ou à s’enrichir dans certains métiers de service qui leur sont traditionnellement réservés en raison de l’impureté qu’on leur attribue (métiers du cuir, associés à la mort, aux déchets, etc.).
Ce mouvement reste minoritaire et ne doit donc pas faire oublier que la majorité d’entre eux sont encore petits paysans ruraux ou sans terre dans de nombreuses régions à travers le pays, vivant parfois dans une détresse agraire largement partagée par d’autres groupes sociaux de basses castes ou tribaux.
La situation des dalits convertis au bouddhisme s’est particulièrement améliorée dans le cas du Maharashtra ou plus récemment dans d’autres régions autour de la caste des Chamars en Uttar Pradesh, phénomène rendu visible par Mayawati Kumari, première ministre en chef dalit dans l’État d’Uttar Pradesh et régulièrement au pouvoir entre 1995 et 2012.
On pense souvent que le système des castes en Inde écrase les dalits. Si le phénomène des dites «atrocités de caste » demeure une réalité sans conteste et que la violence de caste existe en Inde, il faut le plus souvent s’intéresser de près aux gens, à leur habitat et à leurs pratiques sociales et culturelles pour déceler rigoureusement les inégalités entre castes au bas de l’échelle sociale.
Aujourd’hui la compétition autour des ressources (scolaires, économiques, foncières, etc.) est essentiellement une question de conflits plus ou moins ouverts entre les basses castes et les dalits, sans oublier la position des groupes musulmans du sous-continent indien dans cette structure sociale complexe.
Il y a aujourd’hui de nombreux hauts fonctionnaires, politiciens, intellectuels ou chefs d’entreprise dalits ou plus largement une élite culturelle composées d’écrivains et musiciens prolixes. Celle-ci représente en quelque sorte le futur et l’espoir de l’Inde à de nombreux égards car elle est bien souvent en lutte contre les représentations historiques du système des castes qui les stigmatisent.
Les intouchables représentent-ils une force politique aujourd’hui ?
J.C : C’est une banque de vote comme on dit avec laquelle l’ingénierie politique indienne s’efforce toujours de compter. Il ne s’agit pas toutefois d’une force politiquement unifiée, c’est même un euphémisme. Les mouvements culturels dalits varient selon les régions indiennes et leurs succès électoraux politiquement autonomes des grands partis sont rares.
Tous n’adhèrent pas aux propositions d’alliance des nationalistes hindous, ce que nous rappellent la majorité des dalits bouddhistes du Maharashtra, ces derniers étant d’ardents défenseurs de la philosophie sociale égalitariste et rationaliste d’Ambedkar.
 
 



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