« L’Inde n’est pas faite que d’hindous »

Nathacha Appanah, le 22/06/2017 Journal La Croix
 
Depuis sa prise de pouvoir en 2014, le premier ministre nationaliste hindou Narendra Modi a multiplié les mesures pour protéger les vaches, animal sacré pour les hindous. Elle est la compagne d’un dieu extrêmement populaire, Krishna ; elle est présente sur presque toutes les images sacrées ; elle fournit des produits sacrés et nécessaires : le lait, le ghee – beurre clarifié –, et beaucoup de paysans utilisent encore la bouse de vache pour tapisser le sol de leurs modestes maisons.
Plusieurs états ont interdit l’abattage des bovins et, en mars dernier, l’État du Gujarat a adopté un texte qui rend passible de quatorze ans de prison ferme une personne qui abat une vache. Plusieurs personnes ont été tuées – principalement des musulmans – pour avoir abattu ou consommé de la viande de bœuf. Les articles dans la presse indienne décrivent une ambiance terrifiante, où, dans certains villages, des groupes de « vigilance » traquent ceux qui pourraient consommer ou élever des bœufs.
J’ai grandi dans la religion hindoue et d’aussi loin que je me souvienne, ma grand-mère m’emmenait chaque semaine au temple. C’était une femme très pratiquante, qui connaissait les rites et les coutumes de cette religion. Elle ne mangeait pas de bœuf, ni elle ni ses enfants ou petits-enfants, mais elle n’a jamais empêché qui que ce soit d’en consommer, ni pensé que ceux qui consommaient étaient infréquentables.
Pour un enfant, le temple hindou peut être impressionnant. Les divinités sont parfois des guerriers, représentés en position de combat, armes à la main, visage presque menaçant. La déesse Kâli par exemple – celle qui détruit le mal sous toutes ses formes – est effrayante. Elle a plusieurs bras – au bout de l’un d’eux, une tête décapitée –, la langue tirée comme si elle hurlait un cri éternel, porte un pagne de bras coupés et arbore un long collier de crânes.
Pourtant, j’aimais aller au temple car nous terminions par l’offrande à la vache sacrée (qui, en réalité, est plutôt un zébu), et la douceur de celle-ci, pour l’enfant que j’étais, semblait inversement proportionnelle à la cruauté de Kâli. Dans le temple où nous allions, elle se trouvait toujours seule, à part, et je l’adorais. La sculpture était couleur crème, avec de grands yeux en amande extrêmement bienveillants, elle était recouverte de fleurs, on la baignait de lait pur et de miel, elle sentait bon et était toujours fraîche au toucher.
Mais la vache sacrée n’est pas l’hindouisme et l’Inde n’est pas faite que d’hindous. À travers ces interdictions, élaborées sous le couvert de la protection des animaux, c’est en réalité une manière d’attaquer les minorités – les musulmans, les chrétiens, les dalits (hindous de « basse caste ») – qui consomment de la viande de bœuf.
Narendra Modi invoque très souvent le mahatma Gandhi. Ce dernier, végétarien, très pieux, adorant, avait été confronté à ce problème. Dans un discours du 25 juillet 1947, il parle des milliers de lettres reçues en faveur de l’interdiction du bœuf. C’est très intéressant de relire ses mots, soixante-dix ans plus tard.
« En Inde, aucune loi ne peut être rédigée pour interdire l’abattage des vaches. Je ne doute pas que les hindous soient contre l’abattage des vaches. Moi-même j’adore et je prie la vache. Mais comment ma religion peut être la religion de tous les Indiens ? Cela signifierait une répression contre les Indiens non hindous. Nous avons crié sur tous les toits qu’il n’y aurait pas de répression au nom de la religion. Nous avons récité des versets du Coran dans les meetings. Mais si quelqu’un me force à les réciter, je n’aimerai pas cela. Comment je peux interdire l’abattage des vaches si quelqu’un souhaite le faire ? Ce n’est pas comme s’il n’y avait que des hindous en Inde. Il y a des musulmans, des farsis, des chrétiens et d’autres groupes religieux. L’hypothèse que l’Inde est devenue une terre pour les hindous est fausse. L’Inde appartient à ceux qui vivent en Inde. »
Ce discours a été prononcé après la partition entre l’Inde et le Pakistan, le plus grand chagrin du mahatma qui prônait une grande nation unifiée après le départ de la puissance coloniale anglaise. Des émeutes meurtrières ont eu lieu dans le tout pays à ce moment-là.
« Si nous interdisons, par une loi, l’abattage des vaches, et que le Pakistan prend également une mesure équivalente, que se passera-t-il ? Supposons qu’ils interdisent aux hindous de visiter les temples, car, selon la charia, il est interdit d’adorer les idoles. Moi, je vois Dieu dans le moindre caillou, mais est-ce que ma croyance heurte les autres ? » Quelle leçon de tolérance et de bon sens ! Mais six mois après, le 30 janvier 1948, le mahatma Gandhi sera assassiné par un extrémiste hindou.
Nathacha Appanah
 
 



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