Spectacle : le Mahabharata

La magie retrouvée du « Mahabharata »À l’âge de 90 ans, Peter Brook signe une nouvelle adaptation du poème sacré.28 septembre 2015 – Journal La Croix

Et l’un de ses spectacles les plus purs, les plus enchanteurs.

C’était en 1985, à Avignon. En même temps qu’il faisait découvrir aux festivaliers la magie des nuits entières de théâtre dans la carrière de Boulbon, Peter Brook les initiait à un texte fondateur de l’humanité : le Mahabharata. Ceux qui étaient présents n’ont toujours pas oublié ce formidable spectacle-épopée de neuf heures, du coucher du soleil jusqu’à l’aube naissante. Ils gardent en mémoire le fracas des combats chorégraphiés, rythmant les aventures héroïco-tragiques des hommes et des dieux.
Quatre ans plus tard, Peter Brook en tirait un film, réunissant les mêmes acteurs : Andrzej Seweryn, Maurice Bénichou, Vittorio Mezzogiorno, Bakary Sankaré… Aujourd’hui, il revient à cette saga, vieille de plus de 2 000 ans, avec un chapitre inédit, intitulé Battlefield – « Champ de bataille ».Après la batailleLe décor a changé. La nature sauvage de Boulbon a fait place aux murs nus des Bouffes du Nord. Il n’est plus d’autre musique que celle, envoûtante, du tambour du maître japonais Tsuchitori. Cependant, les grandes interrogations sur le mystère de l’univers et de la présence de l’homme sur terre restent les mêmes.
Plus aiguës, peut-être, face, souligne Peter Brook sur son site, « aux massacres, à la cruauté, au terrorisme, aux très durs et innombrables conflits qui déchirent notre monde aujourd’hui ». Ce qui intéresse le metteur en scène est ce qui se passe « après » la bataille : comment le vieux roi aveugle et son neveu victorieux vont-ils assumer la guerre qu’ils ont déclenchée ? Comment vont-ils construire la paix ? « Notre vrai public, reprend-il, c’est Obama, Hollande, Poutine et tous les présidents. »Une terrible révélationQuand débute Battlefield, la guerre est finie. Les morts se comptent par centaines de milliers. Partout des chiens errants et des vautours disputent les cadavres aux femmes venues ensevelir leurs proches. Vaincu, Dhritarashtra, le roi aveugle des Kauravas, qui a perdu ses cent fils, devra, désormais, vivre seul avec sa douleur. Chef du clan adverse des Pandavas, Yudhishtira, son vainqueur, peut régner sur le monde.
Mais une terrible révélation l’atteint droit au cœur : au cours de la lutte, il a tué son propre frère – un frère, à l’identité cachée par leur mère qui lui avait donné le jour après avoir été violée par le Soleil ; un frère qui, malgré ses supplications, s’était rangé au côté des Kauravas.« La victoire est une défaite »Commence, pour le prince, une longue quête au bout de lui-même, au bout de la paix. Elle est ponctuée de rencontres, illustrées à chaque fois de paraboles ramenant aux éternels débats sur le destin et la responsabilité, quand, devant tant d’horreur, « la victoire est une défaite » comme le déclare Yudhishtira ; quand tout se reconstruit, pour être de nouveau détruit.
Quand il ne reste d’autre issue que de s’enfoncer dans la forêt pour y mourir, tel Dhritarashtra, telle la mère de Yudhishtira. Quand, enfin, chacun sait qu’un jour il pourra aussi bien se réincarner en ver de terre que se fondre dans un dieu. Où est le libre arbitre ? Quelle est la voie de la sagesse ?Epure, grâce et clartéAu plus haut de son art, Peter Brook signe une mise en scène stupéfiante de maîtrise, de raffinement et de simplicité. Tout n’y est qu’épure, grâce, clarté. Ni accessoires, ni éléments n’encombrent le plateau. Fidèle à sa théorie de « l’espace vide », le sol et les murs sont nus, virant, sous l’effet des lumières de Philippe Vialatte, tantôt au rouge, comme imprégnés de trop de sang de trop de guerres, tantôt à l’orangé – la couleur de l’aurore, annonciatrice des temps nouveaux ? Tantôt au gris, entre chien et loup.
Comme toujours dans ses spectacles, la distribution est composée de comédiens originaires de continents différents – Europe et Afrique en l’occurrence. Ils sont quatre : Carole Karemera, Jared McNeill, Ery Nzaramba et Sean O’Callaghan. Acteurs-conteurs magistraux, qu’ils interprètent dieux, hommes ou bêtes, vêtus de sobres costumes à la coupe d’une élégance parfaite, aux couleurs nettes et franches – jaune, noir, rouge (ils sont l’œuvre d’Orio Puppo).
Il faut les voir se métamorphoser subitement en vers de terre rampant, en oiseau malicieux, créant l’illusion et l’émotion par la seule puissance d’un jeu fondé uniquement sur la maîtrise des muscles et du corps. Il faut les regarder se déplacer, foulant à peine le sol, suivant des trajectoires d’une précision minutieusement calculée. Alchimistes merveilleux mêlant avec délicatesse la douceur et la force, l’humour et la douleur, la grandeur et l’humilité, ils sont magiques.
Le spectacle, qui dure à peine une heure, est interprété en anglais. Que celui qui ne comprend pas la langue de Shakespeare ne s’inquiète pas. De chaque côté de la scène, le texte s’affiche, en surtitrage.
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PETER BROOK EN DATES

1925. Naissance à Londres.
1942. Première mise en scène, La Tragique Histoire du docteur Faust, de Marlowe.
1960. Création du Balcon, de Genet, à Paris. Au cinéma, réalisation de Moderato cantabile, de Duras.
1974. Ouverture des Bouffes du Nord avec Timon d’Athènes de Shakespeare. Installation du Centre international de création théâtrale (CICT).
1985. Le Mahabharata, au Festival d’Avignon.
1989. Réalisation du Mahabharata.
2002. The Tragedy of Hamlet aux Bouffes du Nord.
2008. Quitte la direction des Bouffes du Nord en 2010, mais continue à y présenter ses créations.
2009. Eleven and Twelve, d’après Hampâté Bâ.
2012.The Suit (Le Costume), d’après le Sud-Africain Can Themba.
2014.The Valley of astonishment (La Vallée de l’étonnement), recherche théâtrale sur le cerveau.
À lire  : L’Espace vide, par Peter Brook (Seuil, 2001).
DIDIER MÉREUZE

Battlefield, d’après le « Mahabharata » et l’adaptation de Jean-Claude Carrière, au Théâtre des Bouffes du Nord, à Paris à 20 heures. Jusqu’au 17 octobre. Rens. :01.46.07.34.50 et www.bouffesdunord.com. Puis à Amiens, les 10 et 11 décembre, Châlons-en-Champagne les 15 et 16.
 
 



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